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[10 ans] Faire de la recherche à l’université de Bordeaux

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À quoi ressemble, en 2024, le quotidien des 3000 chercheurs et chercheuses de l’université de Bordeaux ? À l’occasion des 10 ans de l’institution, des scientifiques nous racontent ce métier de passion guidé par la rigueur et l’intuition. Un métier où l’intelligence prend le temps de se déployer un peu en marge, mais pas déconnectée, d’une société en marche accélérée, pour mieux la comprendre, la soigner, l’enrichir, l’éclairer.

Photo : En blouse blanche devant des tubes à essai ou en « civil » devant un ordinateur, les chercheurs et chercheuses composent une communauté éclectique reliée par une même passion pour la science © université de Bordeaux
En blouse blanche devant des tubes à essai ou en « civil » devant un ordinateur, les chercheurs et chercheuses composent une communauté éclectique reliée par une même passion pour la science © université de Bordeaux

En préambule d’un article sur le monde de la recherche, il faut rappeler la spécificité des laboratoires rattachés à une université telle que celle de Bordeaux : ils sont, le plus souvent, administrés en cotutelle par l’université et un organisme de recherche national, voire plusieurs – CNRS, Inserm, Inria, Inrae –, et parfois encore un autre établissement local partenaire. Particularité également du statut de chaque membre de ces laboratoires – enseignant-chercheur, chercheur, doctorant ou post-doctorant, ingénieur, technicien... Cette organisation de la recherche traduit bien un de ses signes les plus distinctifs : ce n’est jamais un exercice solitaire, il faut avoir l’esprit d’équipe ! Autre évidence, quand on s’approche de ce milieu qui peut sembler, de l’extérieur, un peu austère : il est composé de professionnels passionnés.

Cela saute aux yeux quand on rencontre Jenny Benois-Pineau, chercheuse au Laboratoire bordelais de recherche en informatique (Labri - CNRS, Inria, Bordeaux INP et université de Bordeaux), plus spécifiquement au sein du département image et son. Son équipe travaille sur le traitement et l’analyse des données, utilisant « les méthodologies de l’intelligence artificielle (IA) pour automatiser le processus de reconnaissance des objets, des événements, des actions, des personnes dans les flux visuels. » Quand elle décrit son activité, Jenny Benois-Pineau ressemble à une véritable conteuse, l’œil rieur, la voix enjouée. Elle parle avec un enthousiasme contagieux des capteurs, des trackers et des vidéos « égocentrées » qui alimentent ses recherches, ou encore de l’apparition des réseaux de neurones profonds qui ont révolutionné l’IA ces dernières années et, par voie de conséquence, ses champs d’application au sein du Labri.

Le difficile équilibre « vie pro/vie perso »

Cette passion pour la recherche s’avère un carburant indispensable dans un métier qui a tendance à déborder sur la vie privée. Jenny Benois-Pineau en prend acte sans amertume, après plus de 30 ans de carrière : « entre ma charge d’enseignement et mes fonctions administratives de chargée de mission aux relations internationales du collège sciences et technologie, ou encore ma participation au comité éditorial de différentes revues, je dois être vigilante pour garder un maximum de temps pour la recherche – car je me sens chercheur avant tout ! Cela m’a amenée à passer quelques nuits blanches pendant ma carrière, et beaucoup de week-ends au travail. Il faut avoir une famille compréhensive. »

Aldo Sottolichio fait le même constat. Il formule, quant à lui, le regret de tâches et procédures administratives de plus en plus chronophages, malgré les services de l’université de Bordeaux chargés d'épauler les chercheurs face à ces contraintes. Ce chercheur en océanographie dans le laboratoire Environnements et paléoenvironnements océaniques et continentaux (EPOC - CNRS, INP, EPHE et université de Bordeaux) en est également le directeur-adjoint : « nous travaillons sur quasiment tous les thèmes liés à l’environnement. Nous avons des géologues qui étudient les fonds marins et les paléoclimats, des chimistes qui étudient la qualité de l’eau ou de l’air, des biologistes qui font des recherches sur la faune et sur les processus biologiques du vivant, l’écotoxicologie, et puis il y a des physiciens qui travaillent sur les vagues, l’érosion littorale, les sédiments, etc. Je suis personnellement spécialiste de la morphologie du littoral et des estuaires. »

Une recherche « en transition »

Aldo Sottolichio souligne d’entrée de jeu ce paradoxe auxquels sont confrontés les chercheurs et chercheuses de son laboratoire : pour étudier l’environnement, ils sont contraints de le perturber. « On essaie bien sûr de limiter au maximum notre impact sur les écosystèmes. Pour parler de mon domaine spécifique, la physique, nous pouvons nous appuyer sur des moyens d’observation à distance – systèmes vidéo, drones, satellites – mais aucun de ces moyens n’est anodin ; leur utilisation produit, de fait, des déchets. C’est assez inextricable. » La prise en compte accrue des enjeux de transition environnementale fait justement partie des évolutions notables du métier de chercheur ces dernières années. Le laboratoire EPOC, comme de nombreux autres du site bordelais, a signé la charte Labos en transition impulsée par l’université de Bordeaux et co-construite avec ses partenaires scientifiques.

Cette charte, si elle lui paraît vertueuse, a de prime abord un peu décontenancé Aldo Sottolichio, notamment l’articulation entre les sujets environnementaux et sociétaux au sein d’un même document. Le chercheur s’inquiète d’une nouvelle couche de contraintes administratives qui pourraient s’ajouter aux précédentes, « comme la tenue de tableaux d’indicateurs supplémentaires, qui vont prendre beaucoup de temps ». Mais il concède que ce mouvement va « dans le bon sens ». Et reconnaît que si cette « transition » implique des efforts pour sa génération de quinquagénaires, la suivante l’aura parfaitement intégrée lorsqu’elle embrassera la carrière de chercheur, dans un monde scientifique peut-être plus mixte et inclusif, moins polluant et plus économe en énergie, encore plus éthique qu’aujourd’hui.

Une recherche plus vertueuse dans ses façons de faire, mais aussi de plus en plus ouverte sur la société. Vanessa Desplat est enseignante-chercheuse en hématologie. Elle donne des cours aux étudiants en sciences pharmaceutiques et fait partie de l’Institut de recherche en oncologie de Bordeaux (BRIC - Inserm et université de Bordeaux). Dans le cadre du Département sciences biologiques et médicales de l’université, elle a contribué à concevoir et organiser une journée « portes ouvertes », en novembre 2023, pour dévoiler les coulisses de la recherche biologique et médicale au grand public. « On espérait avoir 200 participants, on se disait que ce serait déjà un succès, et finalement on a accueilli 860 personnes ! Il a fallu s’adapter, imaginer des visites de laboratoires au débotté, c’était extrêmement stimulant. On s’est tous serré les coudes et cela a créé une cohésion durable entre tous les personnels impliqués, doctorants, enseignants-chercheurs, ingénieurs, assistants, techniciens... »

L'université de Bordeaux est engagée dans une démarche de démocratisation de l'accès aux résultats de la recherche scientifique © Fotolia
L'université de Bordeaux est engagée dans une démarche de démocratisation de l'accès aux résultats de la recherche scientifique © Fotolia

En prise directe avec la société

Vanessa Desplat mène des recherches sur un type de leucémie aigüe, « plus précisément sur les mécanismes de résistance des cellules leucémiques aux traitements ». Si son travail n’implique pas d’entrer en contact avec les patients porteurs de cette maladie, elle a quand même tenu à accompagner un praticien hospitalier dans plusieurs visites, « pour voir ce qui se passe au-delà du tube, les symptômes de la maladie, les effets secondaires des traitements ». La chercheuse tient visiblement à rester ancrée dans le monde réel plutôt qu’enfermée dans son laboratoire.

Faire de la recherche, c’est aussi voyager, et parfois s’expatrier. Nicolas Hérault est professeur d’économie et chercheur à Bordeaux sciences économiques (BSE - CNRS, Inrae et université de Bordeaux). Ses études l’ont mené d’un Deug de mathématiques appliquées aux sciences sociales à un Master d’ingénierie financière, puis un DEA en économie du développement. À ce stade, le jeune homme ne se destinait pas encore à devenir enseignant-chercheur mais, figurant parmi les trois majors de sa promotion, il s’est alors vu proposer une bourse de recherche qui a façonné son destin et l’a conduit à passer sa thèse, dont une partie en Australie. Il y a ensuite passé 15 ans, au Melbourne Institute of Applied Economic and Social Research, avant de revenir il y a deux ans à l’université de Bordeaux.

Ses recherches portent sur « l’évaluation des inégalités de revenus en lien avec les politiques fiscales et sociales – donc les réformes des impôts ou des bénéfices sociaux : je m’intéresse notamment à l’effet de ces politiques sur le comportement des gens. » Ce sujet, souvent au cœur de l’actualité, à travers la question des taxes ou de la revalorisation du SMIC, l’amène à être régulièrement interviewé par des médias. Un exercice délicat pour un chercheur qui passe souvent quatre ou cinq ans à analyser les conséquences chiffrées, objectives, d’une politique publique et se retrouve sollicité pour donner un avis concis, définitif, servant potentiellement de combustible à un débat superficiel, quand ce n’est une polémique. C’est le risque lié à sa discipline qui peut servir de grille de lecture à une multitude de sujets sociétaux : « les économistes aiment bien s’aventurer un peu partout ; il y a des économistes du sport, de la santé, des politiques monétaires de la BCE jusqu’au budget des ménages et l’éducation des enfants… »

L’absence de routine

Interrogé sur la semaine-type d’un chercheur, Nicolas Hérault fait le même constat que ses confrères et consœurs : « dans la recherche, il n’y a pas de routine : je peux passer une semaine à écrire du code informatique et à faire tourner des programmes sur des données, une autre à éplucher des articles scientifiques pour approfondir une question précise, une autre encore à écrire, lorsque mes recherches sont assez abouties sur un sujet… » Derrière lui, sur son ordinateur, des lignes de nombres défilent de façon ininterrompue. Ses recherches requièrent des compétences en traitement et analyse de bases de données, estimation et développement de modèles économiques. Une des évolutions qui a le plus marqué son domaine, ces dernières années, « c’est l’accès à des bases de données administratives énormes, qui concernent parfois toute une population, grâce au développement d’outils informatiques de plus en plus performants et au changement d’attitude des pouvoirs publics. »

Autre évolution sensible, plus perturbante : la nécessité de chercher sans cesse des financements. Une activité peu réjouissante pour des chercheurs qui préfèrent se consacrer à leur cœur de métier. François Moisan en parle volontiers, lui qui a passé trois ans à l’université Stanford, en Californie, où « l’afflux de fonds privés dans la recherche n’est pas un tabou ». Le poste de ce chercheur en cancérologie cutanée au Bordeaux Institute of Oncology (BRIC – Inserm et université de Bordeaux) est un peu atypique dans son cadrage administratif, puisqu’il est financé sur fonds propres de l’université, grâce aux royalties générées par la licence d’exploitation d’un médicament découvert et breveté il y a quelques années par l’université de Bordeaux, avec l’aide d’Aquitaine Science Transfert. François Moisan a été recruté dans le prolongement de cette découverte, « pour comprendre les mécanismes de ce médicament qui agit sur les hémangiomes infantiles, voir comment il pourrait être appliqué à d’autres stratégies anti-tumorales. »

Saisir ce que le hasard peut offrir

Comme chez ses collègues, la notion de « sérendipité » émerge rapidement dans la description que fait François Moisan de son métier. Il explique que le traitement sur lequel il travaille a été découvert « de manière fortuite » au CHU de Bordeaux : c’est en effet toute l’intelligence des chercheurs que de percevoir l’utilité scientifique, le potentiel d’une découverte faite par hasard. S’appuyer sur la science, mais aussi se laisser guider par l’inattendu, une rencontre impromptue, un sujet qui émerge au détour d’une conversation et sur lequel on décide de se pencher. Olivier Marcy ose même une analogie avec le métier d’artiste : « il y a une grande liberté dans la recherche publique, on construit son parcours avec une certaine créativité », apprécie ce directeur de recherche en épidémiologie au sein de Bordeaux Population Health (BPH – Inserm, université de Bordeaux). Comme chez les artistes, « la contrepartie de cette liberté réside dans une relative précarité pour beaucoup de chercheurs : il y a peu de postes fixes, beaucoup de CDD. Même si cela évolue, heureusement. »

L'anglicisme « sérendipité » est défini par l'Académie française comme la faculté de discerner l’intérêt, la portée d’observations faites par hasard et sortant du cadre initial d’une recherche scientifique © université de Bordeaux
L'anglicisme « sérendipité » est défini par l'Académie française comme la faculté de discerner l’intérêt, la portée d’observations faites par hasard et sortant du cadre initial d’une recherche scientifique © université de Bordeaux

Formé en médecine générale à Paris, ce baroudeur a préféré partir avec la Croix-Rouge au Congo et au Cambodge avant de revenir en France, à Bordeaux, compléter sa formation en santé publique. Armé de ses deux thèses et de ses 25 ans d’expérience professionnelle, Olivier Marcy apporte son expertise aux problèmes de santé des pays du sud. Dans son « labo sec », comme il le décrit – comprendre « sans paillasse et sans tube » -, il travaille sur des données recueillies dans ces pays pour aider les chercheurs locaux et les pouvoirs publics à développer des programmes de santé, comme par exemple celui de la détection de la tuberculose chez les enfants. Ses préconisations et celles de ses collègues alimentent et influencent les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé.

Un travail à distance, donc, mais qui l’amène toutefois à voyager régulièrement – cet été en Zambie et au Mozambique. « Je réduis mes déplacements au maximum, pour ma vie de famille et pour mon empreinte écologique, mais la rencontre avec les partenaires sur place est irremplaçable. Les choses avancent plus vite et plus efficacement quand on déjeune ensemble, qu’on se parle en face. » Olivier Marcy est un bon échantillon de l’imbrication des tutelles qui caractérise la recherche en milieu universitaire : dans son laboratoire implanté au cœur du campus, il est rémunéré par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et côtoie des collègues relevant de l’Inserm, de l’université de Bordeaux, du CHU ou d’une ONG. Sans être enseignant-chercheur stricto sensu, il intervient quand même dans certains masters et encadre des étudiants qui préparent une thèse. À défaut d’être administrativement rattaché à l’université de Bordeaux, Olivier Marcy témoigne volontiers de son attachement à l’institution. « Je suis fier de bosser à l’université, un lieu de cristallisation des savoirs, constamment mis à jour par la recherche. »

L'organisation de la recherche à l'université

L'université de Bordeaux compte onze départements de recherche, regroupant différents types de structures (unités mixtes de recherche, équipes d’accueil, plateformes…) par domaine scientifique. Elle comprend également des instituts spécialisés et d’autres entités qui participent au dynamisme scientifique de l’établissement.

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